On voulait de la nature, de la jungle, un zeste d’aventure, du vrai, de l’authentique. Et bien c’était assez bien réussi. Un peu trop même, mais finalement sans rancune. Or donc, notre petite famille avait prévu trois jours de vacances du côté de la rivière Kwaï. Vous savez celle où les japonais ont fait mourir des dizaines de milliers de gens pendant la seconde guerre mondiale pour construire des ponts de chemin de fer que les alliés s’ingéniaient à bombarder dès que l’ouvrage avait été péniblement terminé à coups de fouet, de traitements inhumains et d’épidémie de choléra. Après la visite du site et une ballade en éléphant le long de la rivière, le guide de l’agence Exotissimo recruté par la grâce d’Internet, nous a conduit en minibus, tôt matin, jusqu’à une piste défoncée.
Nous avons pris place dans une vieille Land-Rover anglaise couleur crème qui avait dû être laissée là par les vainqueurs de 45. Jolie voiture, passablement inconfortable, vaguement climatisée. But de l’excursion inscrite au programme : descente en radeau de bambou d’une torrent enfoncé dans la jungle. Avec nous, une petite équipe d’encadrement, dont un homme râblé, aux traits foncés, une machette à la ceinture. Coiffé d’un foulard de pirate, il ouvrait la route et coupait les bambous géants tombés sur la piste et qui obstruaient le passage. Il sectionnait les gros troncs avec une facilité qui donnait des frissons. Valait mieux être son pote. Nous avons grimpé lentement dans les collines qui font la frontière avec la Birmanie, traversant d’abord des plantations d’hévéas saignant leur latex blanc, puis des bambouseraies, ensuite la forêt tropicale dans toute sa majesté oppressante.
La piste était boueuse, les ornières pleines d’eau noirâtre, les pentes glissantes, la végétation très dense, mais le véhicule avançait bravement et a finalement atteint son but. Nous avons fait la descente en radeau. Heureux, entre les cris des oiseaux, le murmure de l’eau claire, la forêt inquiétante. Juliette et Lise riaient des coups portés à notre esquif par les rochers émergés. Et après un pique-nique, le jus de noix de coco pour nous désaltérer, il était 15 heures, il fallait revenir. Juliette sur les épaules de notre pirate, Lise par la main, fredonnant gaiement, nous avons marché jusqu’à la voiture deux kilomètres en aval.
Mais à la première montée, la Land-Rover a patiné, puis sous les coups d’accélérateur du chauffeur imprudent, elle s’est enfoncée. Chaque ornière est devenue un piège où nous pataugions longuement, poussant, creusant avec les pelles et les mains, ahanant, plaçant des cailloux ou des branchages sous les roues pour dégager le véhicule, avant de le voir s’engloutir dans la flaque d’après. Dans la voiture sur la banquette arrière, nous chantions des comptines à nos filles dont l’humeur s’alourdissait. Juliette restait philosophe, secrètement excitée par l’aventure, tandis que Lise pleurait en pensant à tante Odile que nous avions laissée sans nouvelle à l’hôtel de la rivière Kwaï. La nuit était tombée. J’insistais pour qu’on envoie chercher du secours. Les moustiques se faisaient voraces et nous n’avions plus d’Autan. La pleine lune jouait à cache-cache avec les grands arbres agités par un vent d’orage.
Parfois je partais en éclaireur voir si la piste plus loin était facile à franchir. Notre guide se fâchait, disait que la forêt est dangereuse la nuit et qu’il faut rester groupés. Je repartais quand même. Je revenais chaque fois plus dépité de ces petites explorations, tant la piste m’apparaissait plus loin pire encore que celle dans laquelle nous étions englués. La banquette de skaï de la Land Rover devenait très inconfortable et la nuit promettait d’être pleine de courbatures, de piqûres et autres menus désagréments. Mary-Odile lançait des charades et des devinettes pour distraire nos filles. Lise s’émerveillait de ces petites énigmes. Le moral était redevenu bon. Nous ne manquions pas d’eau, il nous restait quelques biscuits. Le chef de nos accompagnateurs ne se décidait pas à se séparer de deux de ses hommes pour appeler du secours.
Il prétendait contre toute évidence que nous serions bientôt sortis d’affaire. J’ai dit que nous allions marcher jusqu’à la route en goudron. Il y avait une trentaine de kilomètres à parcourir, avec les enfants dans les bras. Autant dire le bout du monde. J’ai abandonné l’idée. La nuit était noire maintenant sous les nuages et peuplée de mille bruits inquiétants. Le véhicule n’avançait plus du tout. L’arbre de transmission du train arrière s’était brisé et la voiture paraissait agonir sous les coups d’accélérateurs violents du chauffeur épuisé. On aurait dit un pachyderme avalé par des sables mouvants, hurlant d’effroi. Juliette s’était endormie après un bref chagrin. Deux hommes étaient finalement partis d’abord à pied, ensuite sur une petite moto qu’ils avaient laissée sur le chemin de l’aller. Je guettais leur retour. Le temps passait. Autour du véhicule à moitié englouti, l’équipe thaïe s’affairait toujours. Mon imagination divaguait. Je regardais les fourrés sombres guettant l’assaut improbable d’un tigre. Je songeais à cet homme que j’avais vu à l’hôpital de Siem Reap, le visage dévoré par le fauve qu’il chassait. Vers le milieu de la nuit, nous avons vu des lampes de poche clignoter au loin. Elles s’approchaient. Ami ? Ennemi ? C’étaient les secours. Amis donc, très bons amis. Leur véhicule nous attendait à quelques kilomètres, pour ne pas s’embourber. Nous avons pris les enfants dans les bras et sommes partis dans les hautes herbes et les buissons. Un homme ouvrait la route avec sa machette, nous suivions trempés, crottés, fourbus, la peau et les vêtements lacérés par des ronces urticantes. Soulagés de ne pas passer le reste de la nuit recroquevillés sur une méchante banquette inclinée dans la boue à écraser les insectes gloutons, nous avancions avec entrain. Le retour fût encore long mais sans encombre, le responsable de l’agence s’excusant sans fin de la mésaventure. Tante Odile n’était même pas inquiète. On ne sait pas si Lise en fût soulagée ou contrariée.