La route nationale 6 vers 8 heures du matin dans les environs du pont qui enjambe la rivière Siem Reap, c’est un moment très fort. Ca vous laisse ce qu’il faut d’hormones surrénaliennes dans le sang pour garder les pupilles dilatées le restant de la journée. Rien ne vous sera véritablement épargné. Ce matin par exemple, une charrette à vaches est à la course avec une marchande de soupe qui double en poussant ses fourneaux sur son vélo. Un trente tonnes surchargé de grosses pierres me fonce dessus à la vitesse d’un char américain dans « Desert Storm ». Des mobylettes zigzaguent entre les obstacles, surchargées de grappes humaines, de canards, de poules, de cochons, de plumeaux multicolores, de balais d’osier et de tout ce qui se vend au vieux marché. Des piétons s’éparpillent comme des spermatozoïdes sous un microscope. Un balayeur pousse sa charrette à bras au milieu de la chaussée. Un tuk-tuk fait demi tour. Peinards, trois collégiens juchés sur un vélo méritant traversent la route sans un regard pour le chaos qu’ils fendent. Quelques motos déboîtent mine de rien. Leurs rétroviseurs sont démontés. Il paraît que ça gêne dans la circulation. Un chien erre. Et puis bien sûr il y a la poussière, la chaussée défoncée, le bruit, les fumées, la lumière, aveuglante, déjà. On doit être plus de mille à se disputer le bout de goudron.
Mais attention. Contrairement aux apparences, il y a des règles dans tout cela. On ne les trouve pas dans les guides touristiques. Pourtant, il s’agit pour un conducteur étranger de les intégrer rapidement sous peine de transformer sa voiture en souvenir. Au Cambodge, quelque soit l’usager, cycliste ou conducteur de 4x4, faible ou fort, il ne s’arrête jamais et n’a pas un regard pour ce qui se passe derrière lui. Sa trajectoire est susceptible de changer à tout moment. En fait, il ne roule pas vraiment. Il se faufile, il s’introduit, il évite, il contourne, il progresse. A mobylette ou à vélo, le jeu consiste à ne jamais mettre pied à terre. J’imagine que la police surveille et qu’il doit y avoir des amendes. Traverser un carrefour urbain peut être particulièrement éprouvant pour un européen fraîchement débarqué. Je ne suis pas le Guide du Routard mais je veux bien vous donner ma recette. Voilà comment on procède. Votre voiture doit pénétrer lentement, sans mollir dans l’arène. L’espace vous semble totalement occupé ? Ne vous fiez pas aux apparences. On ne glisserait pas une feuille de papier à cigarettes entre les engins déjà entassés dans le carrefour ? Allez y tranquillement, au bluff, avec l’air de celui qui n’a pas vu que c’est complet. Votre auto s’enfoncera généralement sans heurt dans ce maquis compact qui s’écarte par enchantement. N’allez pas trop vite. Mettons, dix à l’heure. Même moins si vous voulez. Mais n’arrêtez pas, ça ne pardonne pas. Vous y passeriez un petit bout de temps sans compter les risques d’accident. Regarder devant vous, les yeux un peu plissés, concentrés, comme dans « le Bon, la Brute et le Truand ». Le genre qui en a vu d’autres. Conduisez en souplesse. Cool mais déterminé. Un coup de barre à gauche pour ne pas écraser la boutique à roulette du marchand de quatre saisons, puis un petit coup à droite pour le buffle immobile. Un léger coup de klaxon pour le bus qui fait mine de vous passer dessus. Un sourire pour les étudiantes dont les jambes frôlent votre garde-boue. Encore un petit effort de concentration. Voilà, vous êtes déjà de l’autre côté. Pas mal non ? La prochaine fois je vous dirai comment on procède quand on traverse à pied. C’est le niveau deux. Moins facile. On n’a toujours qu’une vie.