« Venez voir me dit-il. Il y en a une dans ma parcelle. » Je suis l’homme en sarong le long d’un étroit sentier entre de jeunes bananiers et une clôture de minces bambous noués par des lianes. Peau foncée, torse nu, pieds nus, il tient un bâton à la main. Je marche prudemment dans ses pas. Nous faisons vingt mètres à peine. Il m’indique un buisson qu’il a incendié pour débroussailler son champs. « Regardez » me fait-il en Khmer. Je m’approche encore. Il me montre une cachette entre deux troncs de bambou calcinés. Une mine à fragmentation léchée par la suie est posée là. Elle est grande comme une boîte de tomates pelées, couleur pistache, couchée sur le flanc. Il la pousse délicatement avec son bâton. D’instinct, je recule : « ok, ok, thank you. Let’s go back. » Je fais demi-tour sur la pointe des pieds, le pas plus léger que jamais, scrutant le sol, cherchant le moindre signe d’une bombe qui n’attendrait qu’un écart pour transformer mes jambes en purée. Mais le chemin est sûr. Il est utilisé tous les jours par la famille de paysans à qui je rends visite. Je jette un coup d’œil circulaire. L’après-midi est bien entamée. Les petites collines de Pailin vibrent dans la chaleur d’avril. Les verts montrent leurs nuances, les ocres s’affirment, le blanc du ciel s’estompe. Nous revenons à la cabane de mon guide où nous faisions causette. Il a construit sa maison en prenant le bois dans les lambeaux de forêt primaire dont on trouve encore quelques bouquets ravagés au sommet des collines. Ces restes luxuriants fanent vite. Ils auront bientôt totalement disparu. Des gens sont venus ici de Pursat, de Kompong Cham, de Takeo, des quatre coins du Cambodge en quête d’une terre à cultiver. Ils ont pris ce qui restait. Ils se sont installés dans la forêt qui longeait la frontière avec la Thaïlande. Autrefois magnifique, aujourd’hui quasi anéantie. Les nouveaux arrivés savent que le terrain est truffé de mines antipersonnel. Elles ont été posées là il y a trente ans par les Khmers Rouges pour empêcher les victimes de leur sanglante oppression d’échapper à l’enfer. D’ailleurs il y a des panneaux « Danger Mines ! » un peu partout. En ciment rouge et blanc, avec une tête de mort, pour que les choses soient claires. Mais ils n’en n’ont cure. Ils n’avaient pas vraiment le choix. C’était ça ou rien. Il y a de plus en plus de paysans sans terre au Cambodge.
Des Khmers Rouges, il y en a encore beaucoup en ville, à Pailin. Ils sont discrets et craignent les procès qui pourraient enfin juger leurs dirigeants cette année, à Phnom Penh : qui sait, la charrette pourrait s’avérer plus large que prévu. Ils pourraient également devoir répondre de leurs actes, même s’ils étaient « aux ordres ». On en saurait peut-être un peu plus sur les responsabilités de chacun d’entre eux. En attendant, ils circulent librement, même Khieu Samphan, l’ancien Président du Présidium du Kampuchéa Démocratique, l’organe suprême Khmer Rouge. Ce brave homme a sa maison au centre du bourg. Il a sorti récemment un livre pour dire qu’il n’avait jamais rien fait de mal, qu’il n’était pas au courant des massacres et des tortures. A l’entendre, on fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Un peu comme si Hitler nous expliquait qu’il ne connaissait pas l’existence des chambres à gaz. Khieu Samphan était en réalité au cœur de la sanglante machine khmère rouge.
Pailin est donc une étrange bourgade peuplée de militaires reconvertis en petits trafiquants, d’aventuriers, de criminels de guerre, mais aussi de pionniers et de cultivateurs intrépides. Certains fuient leur passé, d’autres la misère. Certains bâtissent un meilleur avenir pour leurs enfants en prenant le risque de s’établir sur des terres minées. D’autres dépouillent au jour le jour leur pays de ce qu’il a de plus précieux. Pendant les années de guerre, on a découvert des rubis dans la terre brune de Pailin. On imagine la ruée. La plupart des creuseurs sont venus avec des pelles et des houes. L’armée Thaï, elle, s’est arrangée avec les officiers Khmers Rouges. Elle a débarqué avec des excavatrices et des pelleteuses. On a fait des trous partout. On a trouvé des rubis. Des beaux d’abord, puis des pierres de plus en plus petites. Et aujourd’hui presque plus rien. Comme il n’y avait plus de rubis, on a coupé les arbres géants de la forêt, d’abord les essences les plus rares et les troncs les plus gros, puis tous les autres.
Bientôt il n’y aura plus que les mines antipersonnel et la malaria. C’est pour la malaria que je crapahute aujourd’hui sur les collines autour de Pailin. J’accompagne une équipe de Médecins Sans Frontières qui recrute et encadre des volontaires dans les villages agricoles nouvellement installés. Il s’agit d’éradiquer les formes les plus graves de malaria. Chaque volontaire reçoit une formation de quelques jours, des kits de diagnostic et des antipaludéens. Ces kits comprennent des réglettes percées d’un trou conique et d’une fenêtre de lecture en papier imbibé de réactif. Le tout, en plastique blanc, a la forme d’un bâton de crème à la glace. Il faut moins d’une minute pour obtenir le résultat d’un test. Une lancette pique le bout du doigt du patient, la goutte de sang est recueillie dans le cône minuscule. Un fin trait bleu dans la fenêtre signe la présence du Plasmodium Falciparum dans le sang du malade. Ce parasite est bien plus dangereux que son cousin le Plasmodium Vivax qui sévit aussi à Pailin. Il est responsable de la forme la plus sérieuse de la maladie, la malaria cérébrale. Depuis la mise en place du programme de détection précoce, la mortalité liée au paludisme a largement reculé. C’est la fille du paysan dont le champ est miné qui officie comme volontaire de la lutte antipaludéenne dans le hameau. Elle a dix-sept ans et vient de se marier. Elle nous montre les photos de la fête en costume traditionnel. Je la félicite. Elle vit là depuis un an avec ses parents, ses frères et sa sœur. Sept personnes, deux chiens, des poules et un coq s’abritent dans cette petite habitation de planches et de chaume en bordure du village où aboutit la piste qu’a suivie notre véhicule. Il y a là quatre enfants, les parents, la grand-mère. La maison, qui a deux pièces et un auvent de tôles, fait aussi office d’épicerie, de poste de soins et de diagnostic pour la malaria. Je demande à la famille ce qu’elle craint le plus : la malaria ou les mines ? « Les mines, bien sûr » me répond la jeune fille, « puisque nous avons maintenant le traitement pour la malaria. » Et le père hilare exhibe d’une pile de linge son pantalon déchiqueté. C’était la semaine dernière. La mine l’a juste égratigné, pas loin d’ici, au bord de la rivière qui trace la frontière avec la Thaïlande. Cette fois-ci il s’en est bien sorti. Mes interlocuteurs sourient. Toujours ce sourire énigmatiquequi masque l’angoisse. Il y a dans la maison un petit garçon qui doit avoir cinq ans. Il ne sort jamais de la maison. C’est interdit. Trop dangereux. Il ne se plaint pas.
Ce sera bientôt le temps des semailles. Comme l’an passé, on cultivera le soja. La peur au ventre. La récolte pourrait être bonne. Elle rapporterait alors 750 Euro. Pas la fortune, certes. Mais de quoi vivre un an encore, en espérant que la mort qui dort dans le sol ne viendra pas faucher un élément du clan.